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Al ’aïta : une mémoire rurale ancestrale

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Al ’aïta : une mémoire rurale ancestrale Empty Al ’aïta : une mémoire rurale ancestrale

مُساهمة من طرف بديعة الخميس 31 مارس 2011 - 22:46


Al ’aïta : une mémoire rurale ancestrale

lematin.ma 26/03/2004 | 16h38

Expression littéraire et musicale considérée comme
mineure, la chanson ’aita se trouve généralement livrée à l’appréciation
précipitée des non-spécialistes, parce que son côté péjoratif occulte
d’autres aspects et valeurs. Al ’aita, qui raconte la nostalgie et les
aspirations, les plaisirs comme les douleurs, devient une
chanson-gazette, un refuge. De quelle continuité et de quelles ruptures
procède-t-elle ?
C’est principalement dans les plaines bordant l’Atlantique qu’ al ’aita
est appréciée le plus. Elle est un fait de société, un patrimoine
allant de pair avec la tradition des cavaliers et, tour à tour, elle
peut être un cri de ralliement des moujahidine, un soupir d’amour ou une
complainte. Par beaucoup d’aspects, elle s’apparente à la geste
hilalienne (une tranche importante des tribus du littoral sont des Béni
Hilal).

Le genre est particulièrement pratiqué dans les régions
de la Chaouia, Doukkala et ’Abda, c’est-à-dire dans l’axe
Casablanca-Safi ; là où les tribus arabes et bédouines cultivent cet
amour séculaire pour l’improvisation poétique et pour les sports
équestres traditionnels (la percussion de la ta’rija n’est-elle pas une
imitation du trot et des salves de baroud), la fauconnerie et le chant
d’al ’aita.
On retrouve aussi al ’aita dans les plaines de Z’ayer, à Béni Mellal et
au Haouz, avec des variantes consacrées et depuis longtemps visibles.

Le terme lui-même est utilisé aussi pour désigner le
chant des jbala, appelé à tort taqtouqa jabaliya.
Enfin, dans la hadra des Hmadcha d’Essaouira, la partie instrumentale,
qui introduit la transe par un souffle continu de la ghayta, est appelée
également ’aita sans qu’intervienne aucune séquence vocale qui pourrait
justifier cette parenté avec les genres homonymes précités.

On peut avancer deux interprétations différentes du mot
’aita : selon la première, il s’agirait d’une dérivation du verbe ’ayyat
(c’est-à-dire "appeler" en arabe dialectal) ; d’après la seconde
signification, il s’agirait par contre d’une déformation de "ghayta"
(hautbois populaire). Tous les indices penchent vers la première version
car il y a effectivement un appel : presque toutes les ’aita commencent
par l’invocation d’Allah et des saints ; le fait d’appeler a aussi
d’autres connotations : celles d’anticiper, de rechercher et de demander
l’inspiration.

Cette nébuleuse de genres revêt des formes différentes.
Selon les régions, al ’aita prend des qualificatifs différents : elle
est marsawiya au littoral, za’riya aux tribus des Z’aer, mellaliya à
Béni Mellal au Moyen Atlas et jabaliya aux montagnes du nord-ouest.

En plus de ces variantes principales, il existe à Safi
une ’aita spéciale appelée haçba ; son répertoire est limité à quelques
exemples du genre. Son caractère triste et secret la rend inaccessible
partout ailleurs pour un public habitué généralement aux styles francs
et modulants.

Toutes les ’ayout (pluriel de ’aita), à l’exception d’al
’aita za’riya qui est monorythmique, usent des changements rythmiques
et se déploient selon une coupe généralement à trois phases
progressivement accélérées.

Les ’ayout sont souvent chantées par un groupe mixte
d’hommes et de femmes. Dans le cas où celles-ci sont absentes, l’un des
hommes du groupe revêt des habits féminins et imite la voix et la danse
des femmes. Al ’aita de wlad hmar en est une bonne illustration. Pendant
la deuxième moitié du XIXème siècle, al ’aita a eu ses heures de gloire
chez le "caïd Aïssa ben Omar al ’abdi" qui était, semble-t-il, un fin
connaisseur. Sa maison attirait les meilleurs musiciens et les
meilleures chanteuses dont les performances étaient largement
récompensées.

Selon Mohamed Abou Hamid, l’un des spécialistes les plus
connus en la question, le genre ’aita est parti de sa plus simple
expression "al moqla’" (le distique) pour devenir, au fil du temps, une
composition élaborée. Le développement qui s’en est suivi est
perceptible dans le meilleur modèle qui nous est donné à entendre : le
genre "marsawi", noble, élaboré et riche des points de vue mélodique et
rythmique.

Le marsawi est composé de deux parties contrastant par
le rythme et le caractère. Chaque partie comporte des strophes "qatibat"
reliées par des cadences et des transitions poétiques "hatta". Al ’aita
se termine par une "sadda", c’est-à-dire une cadence conclusive. On
serait tenté d’établir des correspondances avec ce qu’il y a de mieux
dans la tradition savante de la musique arabe : une organisation
strophique, des cadences variées (suspensives, modulantes et conclusives
à l’image des aqfal et kharjat d’un mouwachah).

La première partie est donc lente, elle est appelée
"lafrash" (littéralement : le lit, le drap du dessous). Elle commence
par l’introduction musicale qui prépare l’entrée du chant. Souvent
l’introduction est un taqsim puis une exposition du thème chanté sans
rigueur rythmique. La phrase principale du chant est répétée du début
jusqu’à la fin de la première partie, elle ne subit que de menus
changements.

La deuxième partie, d’allure rapide, est appelée "ghta"
(couverture). Ici, le rythme enjoué impose le mouvement et invite à la
danse. Celle-ci est réglée, calculée, on l’appelle pour cette raison
"lahsab" (littéralement : calcul). Les plus jeunes parmi les "chikhate"
exécutent devant le public des danses sensuelles (jeu du ventre et des
hanches, ondulations et frémissements du corps, balancement de la
chevelure...), puis le chant reprend par un dialogue entre la chikha
principale et le reste des chikhate et des musiciens.

La mélodie embrasse le rythme et le couvre d’une
complainte expressive. Les musiciens nuancent la phrase musicale selon
le sujet. Ainsi usent-ils fréquemment des sons feutrés (presque en
harmoniques) que produit la grande flûte lafhal utilisée dans al ’aita
soufiya ou al ’aita des Jilala.

De même, les violons alto usent de la pointe de l’archet
pour rendre le même effet musical accompagnant le chanteur principal ; à
la voix rauque et vigoureuse de ce dernier répond un son musical
grinçant et plaintif.Les inconditionnels d’al ’aita savent qu’à travers
le cheminement de ce chant on découvre une histoire sociale, des
hérauts, des personnages mythiques, une mémoire rurale ancestrale.

L’on se rappelle encore de Fatima al Kobbas, de Chikha
az Zahhafa, de Bouchaïb al Bidaoui et du Maréchal Qibbou ou de Hajja
Hamdaouia qui continue à intéresser des nostalgiques. Les plus avertis
gardent encore un respect distant à Mohamed Da’baji et à Fatna Bent
Lhoucine, derniers parmi les derniers représentants de la vraie ’aita.

La génération actuelle des chioukh et chikhate ne
fournit pas encore la preuve de sa valeur, occupée comme elle est à
satisfaire un public apparemment peu respectueux de l’authenticité et
incapable de voir dans la ’aita ses multiples dimensions artistiques et
culturelles.

Aujourd’hui, le côté divertissant et parfois érotique
prend le dessus sur le vrai sens de ce chant (il est parfois considéré
comme impie, sulfureux). L’une des conséquences de cette dérive est que
les grandes pièces sont soit totalement perdues, soit tronquées. C’est
le cas des ’ayout barghala, kharboucha, et tkabbat al khil ’al khil
qu’on appelait jadis oum la’yout (la mère des ’aitas). C’est dire les
trésors qu’on a encore à redécouvrir.

Avec les courants néo-populaires impulsés par Nass al
Ghiwane et Jil Jilala, on a assisté à un nouvel éclairage sur certains
aspects du chant populaire, chaque groupe se proposant de "remaker" un
genre. Certaines formations, en effet, ont pu d’une façon inégale
réussir à porter al ’aita, depuis ses origines géographiques, à toutes
les régions du Maroc. L’idéal aurait été de voir le public qui apprécie
le sous-produit d’al ’aita remonter aux sources de cet art raffiné et
constituer justement le substrat social nécessaire à la survie des
meilleures pages musicales d’al ’aita.

Ahmed Aydoun (Musicologue)
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